Propos de John Kerry, secrétaire d’État, lors de l’inauguration des nouveaux locaux du Washington Post (Extraits)

Extrait des propos de John Kerry, secrétaire d’État, lors de l’inauguration
des nouveaux locaux du Washington Post

Washington, D.C., siège social du Washington Post, le 28 janvier 2016

[…]

La dernière inauguration d’un siège social au Washington Post remonte à 1972 […]. L’ouverture de ce bâtiment incarne la foi en l’avenir du journalisme, en l’avenir de la presse écrite elle-même. Pourtant, nous avons tous entendu ces Cassandre modernes qui prophétisent la mort prochaine du journalisme traditionnel à cause des nouvelles technologies.

Mais elles oublient de dire que la quête de la vérité, la curiosité, font partie intégrante de l’ADN humain. Notre espèce est mue par le besoin de savoir ce qui se passe dans le monde – nous, les Américains, peut-être plus spécialement– c’est dans notre ADN. Et ce désir est profondément ancré dans le sang de chaque journaliste, en devenir ou en exercice. Du haut de mes fonctions, je peux vous l’assurer – et j’en ai un peu parlé l’autre jour à Davos, en évoquant les niveaux de corruption ainsi que les États faillis et les États défaillants – il est absolument vital que la vérité apparaisse au grand jour et que les faits ne restent pas cachés, sinon les gens inventent des choses et alimentent toutes les propagandes imaginables. Et en ces temps modernes, nous avons constaté les immenses effets dévastateurs de ce phénomène.

Nous le voyons dans ce qui se produit en l’absence d’information et dans le pouvoir qu’en tirent les dictateurs, les démagogues et les tyrans. Le silence permet au crime et à la corruption de pourrir des pays entiers. L’ignorance permet aux démagogues de soutenir que le haut est en bas, que le blanc est noir, que la simple interview d’un dissident s’apparente à de la haute trahison et, oui, elle permet même à certains d’affirmer que le viol et le meurtre d’un innocent sont exigés par Dieu.

Vous savez mieux que moi que nous vivons aujourd’hui dans un bocal à l’échelle mondiale. Grâce aux réseaux sociaux et aux innombrables caméras, nous disposons de davantage d’informations, de données et de sources de documentation que nous n’en avons jamais eues. Dans mon métier comme dans le vôtre, nous sommes tous en permanence amenés – ou poussés – vers des lieux où les faits élémentaires sont contestés, où quelqu’un doit découvrir la vérité. De nos jours, la vérité le dispute partout au mythe, des mythes rivaux luttent les uns contre les autres, et la première victime, souvent pas la dernière, en est l’objectivité de la vie politique.

Ce combat pour déterminer la vérité est au fond le pourquoi de l’emménagement dans ce bâtiment et de la poursuite de la grande tradition de votre journal. La découverte de la vérité est au cœur du conflit israélo-arabe. Elle est au cœur de ce qui distingue les sunnites des chiites, l’extrémisme de la religion. Elle est au cœur de la crise entre la Russie et l’Ukraine. Elle est au cœur du conflit en mer de Chine méridionale. De manière plus frappante, elle se retrouve dans les arguments avancés par des terroristes qui répugnent profondément la plupart des gens, mais en séduisent encore certains, finalement.

Il s’agit donc d’une entreprise extrêmement précieuse et je voudrais juste ajouter encore une ou deux brèves remarques. Rien que l’année dernière, 71 professionnels des médias ont été tués dans l’exercice de leurs fonctions et près de 200 ont été emprisonnés. Le pays le plus dangereux était la Syrie, où le très regretté Anthony Shadid est mort en 2012. Comme chacun le sait ici, Shadid, qui s’est fait un nom dans ce journal, mais a travaillé aussi à Boston, avait le talent rare de dénicher des histoires du quotidien qui confirmaient, clarifiaient, remettaient en question ou contredisaient totalement les conceptions classiques concernant le sens ou la signification des événements. C’est l’apothéose du journalisme. Au fil de ces reportages essentiels, il a essuyé des tirs et a été blessé en Cisjordanie, a été enlevé et brutalisé en Libye, puis traqué au Liban avant de finalement pénétrer clandestinement en Syrie pour couvrir la guerre civile.

Lorsque j’étais au Vietnam il y a des années, je lisais ou j’entendais dire de temps à autre qu’un journaliste avait été tué ou était mort. Presque toujours, il s’agissait plutôt d’un accident : une personne prise entre deux feux ou encore qui avait sauté sur une mine. Je crois que ce qui caractérisait ces événements, c’était surtout leur anonymat. Ce n’est plus vrai aujourd’hui. À l’époque, les journalistes étaient rarement pourchassés. Aujourd’hui, ils le sont. De nos jours, les deux tiers environ des reporters disparus de mort violente sont assassinés non pas malgré leur profession, mais à cause d’elle. Ils sont attaqués à cause de ce qu’ils ont écrit, réduits au silence à cause de ce qu’ils ont vu ou enlevés pour le pouvoir que procure leur capture. Et la plupart du temps, les responsables ne sont jamais pris.

En octobre 2007, une balle a tué Salih Saif Aldin pendant qu’il enquêtait sur la violence sectaire dans le sud-ouest de Bagdad. On ne sait toujours pas qui l’a assassiné. Le motif reste inconnu. Des années auparavant, à la demande instante de son employeur du Washington Post, il avait quitté sa ville natale de Tikrit, où sa tête avait été mise à prix par des fonctionnaires corrompus. Voilà ce qu’il en coûte d’être journaliste aujourd’hui. Les confrères de Salih se rappellent un homme qui posait des questions courageuses, qui ne reculait jamais devant les missions les plus ardues. Il est mort en répondant à une vocation essentielle, avec au cœur l’espoir que l’information qu’il révélerait allait aider son pays meurtri à bâtir un avenir meilleur.

La vérité est que la presse indépendante –reporters, journalistes radio et TV, photographes, blogueurs et même caricaturistes – subissent actuellement des pressions permanentes, physiques autant que politiques. Alors que le XXIe siècle est déjà bien entamé, seule une personne sur six vit dans un pays où la presse peut véritablement être considérée comme libre.

Il nous appartient donc à nous, à vous, aux défenseurs de la liberté, de serrer les rangs. Et pour commencer, de reconnaître qu’aucun gouvernement, quelles que soient ses prétentions et ses réussites, ne peut honnêtement se qualifier de grand si ses citoyens ne sont pas autorisés à dire ce qu’ils pensent ou sont privés du droit de s’informer sur les événements et les décisions qui affectent leur existence. Je me permets d’insister : un pays sans presse libre et indépendante n’a rien dont il puisse se vanter, pas de leçon à donner et aucun moyen de réaliser son potentiel.

Face à ceux qui tentent d’intimider ou d’emprisonner les journalistes, nous devons faire front et affirmer haut et fort que l’exercice du journalisme, la diffusion de la vérité, ne sont pas des crimes. Ce sont des médailles honorifiques. C’est un service public.

Voilà pourquoi je suis fier que chaque jour, lorsque les ambassades et consulats américains exigent des réponses, émettent des réserves, demandent des comptes au nom des journalistes emprisonnés ou menacés, je suis fier que le département d’État et l’USAID organisent des programmes défendant l’indépendance de la presse dans plus de trente pays.

Et je suis tout aussi fier de me dire que, de Thomas Jefferson à ce moment précis où je vous parle, notre pays a toujours été associé plus que tout autre sur la planète à la liberté d’expression et de pensée. […]